Tanger sous la plume des écrivains...


Tanger est une ville de passage, elle retient particulièrement l’attention. L’étranger qui fait escale à Tanger pour la première fois, s’émerveille de voir que sur un si petit espace il y ait tant d’exotisme. Les artistes la qualifient généralement de trouble et séduisante. La première impression est déjà confuse…
De ce fait, nombre d’entre eux retardent leur départ ou reviennent dès qu’ils ont en l’occasion, ils trouvent en Tanger, une source d’inspiration. L’écrivain américaine Gertrude Stein, sera l’une des premières à séjourner à Tanger, elle invita de nombreux artistes à se joindre à elle. Mais si beaucoup ont écrit à Tanger, peu ont écrit sur elle. « Des rues étroites, couvertes semblables à des couloirs avec des portes ouvrant sur des pièces, des terrasses cachées dominant sur la mer, des rues qui n’étaient que des escaliers, des impasses sombres, de petites places aménagées dans des endroits pentus avec des ruelles partant dans toutes les directions. On y trouvait aussi des tunnels, des remparts, des ruines, des donjons et des falaises, autant de lieux classiques de l'univers onirique», voilà la description qu ‘en fait l’américain Paul Bowles, surnommé le sphinx tangérois. Il décrit aussi « cette excitation sur le bateau à la vue du continent africain qui s’approche ». Car c’est aussi ce qui les attire vers Tanger, sa proximité. Ils peuvent profiter des joies de l’orient tout en voyant les côtes de l’occident, ce qui les apaise. Car peu importe combien de temps ils restent à Tanger, leur regard reste rivé sur la côte. On se demande alors ce qui les retient à Tanger ? Mais le problème est bien là, car ils n’ont eux-mêmes pas de réponse à cette question. Tanger serait une prison, et les écrivains y seraient enfermés, incapables de choisir leur destin, incapables de décider de partir ou de rester…
Cette ville est un lieu de perdition, une ville contradictoire, une ville unique pourtant sans identité propre. Elle peut être le lieu de tous les désirs mais aussi celui de tous les cauchemars, c’est tour à tour le paradis et l’enfer sur terre, d’où son surnom de « Tanger la traître ». Paul Bowles, qui y passera la plupart de son temps, continuera d’affirmer jusqu’à la fin de vie qu’il n’aime pas cette ville, et qu’il n’y est attaché d’aucune manière que ce soit.
Malgré cela ils s’y sentent à l’abri, à l’abri du temps, à l’abri du monde. Dans son œuvre « L’innommable », l’écrivain Samuel Beckett dit : « Il y a un dehors, un dedans et moi au milieu ». Ce qui illustre parfaitement la position des écrivains à Tanger.
Tanger est donc un lieu où l’on vient se faire oublier, mais où on finit par s’oublier soi-même. Les écrivains arrivent rarement à mettre des mots sur les sensations qu’ils ressentent à Tanger, lorsqu’ils y arrivent, cela est très complexe et incompréhensible pour quelqu’un qui ne connaît pas la ville. Truman Capote dit : « A Tanger vous pouvez vous échapper à vous-même et vous pouvez sans cesse être vous-même, et ne jamais être qui que ce soit qui ne serait pas vous ». Personne ne sait qui l’on est, on l’ignore nous même. Le masque que l’on porte nous en empêche…

C’est donc un lieu à qui l’on confie ses secrets, c’est pourquoi la littérature écrite à Tanger se présente principalement comme littérature autobiographique : « Souvenirs d’une tangéroise », d’Elisa Chimenti, « Tanger, ma mémoire », de Zoubida Sekkouri, « Une jeunesse à Tanger », de David bendayan et bien d’autres encore. L’autobiographie se présente sous différentes formes. Elle peut être un récit retraçant son itinéraire et dressant un bilan de sa vie ou un moyen de se faire renaître, en recréant le passé.
Le récit autobiographique ne raconte pas toute la vérité et le masque permet de repousser encore plus loin les limites, le pacte autobiographique de la sincérité n’est pas respecté. Dans « Mémoires d’un nomade », Paul Bowles écrit : « J’avais tellement l’habitude de cacher mes intentions à tout le monde, que je me les cachais parfois à moi-même ». Ce dialogue avec soi-même, permet de se purifier par l’aveu et de se libérer de la culpabilité. Ce qui facilite l’oubli de soi, de son passé, de ses erreurs…
A Tanger, les écrivains provoquent et défient la loi. C’est justement ce qui dérange le romancier et journaliste Joseph Kessel. Pour lui Tanger est une ville luxueuse, paresseuse où règne la débauche. Pourtant cela ne l’empêchera pas d’écrire un roman consacré à Tanger, intitulé « Au grand socco ». Opinion que partage William Burroughs, il considère Tanger, comme un bas-fond. Peut-être parce qu’il est lui-même tombé bien bas… Après avoir assassiné sa femme, il parcourt plusieurs pays à la recherche d’une drogue rare, pour finalement s’installer à Tanger. Pourtant, dans les brouillons de son autobiographie, « Interzone », renommé « Le festin nu » par Jack Kerouac, et dans les lettres qu’il écrit à son ami, Allen Ginsberg, Burroughs dresse un portrait plutôt attrayant de la ville. A Tanger, Burroughs est surnommé « l’homme invisible », il est complètement déconnecté de la vie sociale. L’écrivain, souvent sous l’emprise de drogues hallucinogènes, baigne dans la duplicité : « La réalité se mêle au rêve, et le rêve fait irruption dans le réel ». Son séjour à Tanger restera un immense rêve sans fin.
Pour eux, le lieu n’est pas réel, c’est justement pourquoi ils négligent la Guerre d’indépendance dans leurs écrits. Certaines batailles et épisodes meurtriers devraient attirer leur attention et engager des réflexions mais ils ne font que survoler ces épisodes.
A l’époque du Maroc français, comme toutes les autres villes, Tanger est séparée en deux. On trouve les quartiers indigènes et les quartiers où habitent les colons. Ce qui facilite l’intégration de ces écrivains occidentaux, puisqu’ils ne s’intègrent pas réellement. Jack Kerouac dénonce ceux qui ne se mélangent pas au peuple, pour lui c’est un « refus aveugle et obstiné de tout ce qui constitue l’essence et le fondement d’un pays ». Mais l’occidental ne veut pas voir ce dont il ne veut pas se mêler. Malgré leur attachement à la ville, et la longue durée qu’ils y passeront, aucuns de ces écrivains, mis à part Paul Bowles, n’apprendra la langue marocaine.
De ce fait, les écrivains commentent la politique occidentale à Tanger, mais sans prendre de risques. Ils n’écrivent jamais assez pour la dévoiler, pour en montrer le fonctionnement. Les histoires qui se passent à Tanger ne changent rien pour eux, ce ne sont pas les leurs. Georges lapassade, philosophe et sociologue francais, écrit : « Nous savions que des émeutes explosaient parfois dans la ville d’en bas, on entendait le bruit des fusils ». Ici, le terme de « ville d’en bas » souligne bien la séparation entre les marocains et les colons. La légèreté de la phrase marque la passivité des écrivains à ce moment là. D’ailleurs pour les écrivains, la mémoire de la ville ne repose jamais que sur des lieux spécifiquement marocains, pour certains, la seule histoire qui suscite une attention particulière est celle de son passé occidental.
En effet, les écrivains ne comprennent pas pourquoi une guerre d’indépendance est menée. Ils ont leur propre vision des choses: l’Occident apporte généreusement la civilisation sans troubler les traditions arabes, l’Orient a de la chance de recevoir ce don, mais elle n’en a sûrement pas conscience.
Le colonialisme est avant tout une occupation culturelle de l’espace. C’est là qu’interviennent les écrivains, car il faut aussi des penseurs, des poètes et des écrivains pour nier les spécificités culturelles. La littérature marocaine suit alors les modes intellectuels occidentaux. Ainsi, même si dans « Hécate et ses chiens », de Joseph Kessel, le héros est un jeune arabe (Bachir), celui-ci ne s’intéresse qu’aux occidentaux et a appris tout ce qu’il sait d’un vétérinaire occidental.
Si les écrivains sont soucieux, ce n’est que de leur situation, william Burroughs écrit dans ses lettres à Allen Ginsberg : « Les nationalistes ont déjà exigé l’intégration de Tanger au Maroc indépendant. Ils pourraient bien recourir au terrorisme, si les puissances d’occupations refusaient de rétrocéder la zone internationale ». D’autre part, Paul Bowles de retour à Tanger à cette époque affirme dans son autobiographie « Journal d’un nomade » : « Mes craintes étaient fondées, il régnait maintenant dans les rues de Tanger une atmosphère d’hostilité perceptible ». D’ailleurs, la rupture entre le Tanger colonisé et le Tanger indépendant marque tous les esprits littéraires. De plus la colonisation n’est pas seulement littéraire.
Les occidentaux s’approprient les corps des tangérois, comme ils se sont appropriés les terres. Que ce soit, Paul Morand, Jean Genet ou Jack Kerouac, ils ont tous eu recours au tourisme sexuel. Tanger la « blanche » devient une Tanger soumise et souillée...